Notre dernière rencontre avec Alexandre Desplat remontait à un peu plus de trois ans, juste après son premier Oscar obtenu grâce à The Grand Budapest Hotel. Avec un second Oscar récompensant cette année sa collaboration avec Guillermo del Toro pour The Shape Of Water, et plus d’une quinzaine de partitions pour le cinéma écrites dans l’intervalle, il était plus que temps de faire un nouveau point d’étape sur une carrière toujours aussi sidérante.
Depuis 2015, tu as mis en musique près de vingt films. Penses-tu parfois que tu travailles trop ?
Oui, je me dis ça. Et que j’aimerais bien faire une petite pause, faire autre chose. Ce que j’ai fait d’ailleurs cette année, puisque j’ai décidé d’écrire un petit opéra avec Solrey, avec qui je travaille depuis toujours. Je me suis dit : « Je vais faire un pas de côté, ça sera difficile, mais ça ne sera pas du tout le même challenge, la même pression. » Et en fait, c’est horrible ! C’est encore plus difficile ! (rires) Difficile parce que c’est quelque chose que je n’ai jamais fait. Je pensais pouvoir être un peu plus détendu, faire comme ça une espèce de parenthèse, mais finalement, non. Donc oui, je voudrais bien travailler moins, mais comment je fais ? Je ne sais pas. L’an dernier sont tombés sur moi en s’enchaînant Polanski, Clooney, Del Toro, Depardon, Frears, et je n’ai pas pu faire le Frears puisqu’il est arrivé par-dessus tout le reste. Je ne sais pas comment faire. Je suis fidèle à ces metteurs en scène qui me sont fidèles. Et puis c’est ma passion, c’est ce que j’aime faire, écrire de la musique pour le cinéma. Donc je vais faire un break maintenant et reprendre dans cinq ans ? Ce n’est pas possible. C’est maintenant que je dois composer. C’est ma vie…
Chaque fois que j’essaye d’en faire moins, je n’y arrive pas parce qu’on me rappelle pour un autre projet, que ce soit un copain, un truc qui me rend dingue et que j’ai envie de faire, ou une nouvelle aventure avec des gens avec qui je rêvais de travailler, avec qui j’ai vraiment envie de faire ce projet… Et là, je me trouve embarqué et puis voilà, je passe ma vie à écrire de la musique. Mais si on pense aux compositeurs de musique contemporaine, ils écrivent toute la journée aussi. Ils se lèvent le matin pour écrire et jusqu’à tard le soir. Si on regarde la filmographie des grands compositeurs, de Delerue, de Mancini, d’Alex North, de Morricone, ce sont des sommes considérables de films chaque année… On est pris dans cet engrenage-là, et ça devient une drogue dont on ne peut pas se passer.
C’est juste une addiction, ou il y a quand même de la joie, de la passion ?
Il y a de la musique ! Il y a des images et de la musique. Donc, si on aime ça… C’est quand même un labeur, on n’est pas à la plage. C’est une technique, une discipline quotidienne. Mais il y a des grands moments de joie. Des grands moments d’excitation. De transe. Oui, de transe.
Travaillant souvent avec les mêmes auteurs, ta méthode de travail évolue-t-elle au fil des projets ?
Non, c’est la même. C’est simplement la confiance qui s’installe et qui est plus forte, mais le danger est le même. Le danger de se tromper, de ne pas être juste, de ne pas trouver assez vite, de ne pas saisir l’âme du film suffisamment tôt pour construire un discours musical. C’est toujours cette même crainte qui te saisit au moment de travailler. Sinon, effectivement, tu sais que le metteur en scène a confiance en toi, mais lui-même arrive avec une angoisse, même s’il ne la montre pas. Certains la montrent plus que d’autres. Mais il y a un enthousiasme qui est peut-être plus… doux.
Il y a des cas où tu n’es pas content de ce que tu as fait, par rapport à ce que tu avais en tête ?
Je ne crois pas. La seule chose, c’est que parfois, alors que j’espérais travailler sur un film qui serait un grand film et qui n’en était pas un, je sens que je n’ai pas réussi à transformer ce film-qui-n’est-pas-un-grand-film en un grand film. Voilà, avec tout le mal que je me donne, j’ai beau essayer d’écrire la plus belle musique possible, parfois la musique ne sera pas à la hauteur non plus, parce que le film n’est pas à la hauteur. C’est très difficile d’écrire une très bonne musique pour un film qui n’est pas réussi. Et malheureusement, des films réussis, il y en a peu dans ma carrière. C’est comme ça. Mais dans la carrière de tous les compositeurs… Si on regarde la filmographie de Georges Delerue, de Maurice Jarre, il y a beaucoup de films qui passent à la trappe, on ne sait même pas qu’ils existent. On les a oubliés. Et puis il y a une quinzaine, une vingtaine de films fantastiques qui restent des classiques. Donc, il faut rester humble et se dire qu’on fait le meilleur travail possible, mais que ce n’est pas forcément un chef-d’œuvre.
Mais ce n’est pas toujours de notre faute : parfois, le compositeur est critiqué, et je pense aussi à d’autres compositeurs que moi bien sûr, on trouve que la musique est trop envahissante, qu’elle est mixée trop fort. Et on oublie parfois que la musique, une fois rendue au metteur en scène, elle n’appartient plus au compositeur. Si on ne l’entend pas, s’il y en a moins, si on n’entend plus le thème principal, si elle est envahissante parce qu’elle est mixée trop fort, ce n’est pas de la faute du compositeur. Ça lui échappe. Et donc, malheureusement, il m’arrive encore d’écrire des musiques où il y un thème récurrent qui, en fait, apparaît deux fois au lieu de dix, ou la musique doit être sous-mixée derrière des paroles et elle est beaucoup trop forte. Et je ne peux rien y faire. Il y aussi cette latitude et cette indulgence qu’on devrait avoir envers les compositeurs de musique de film parce que le projet ne leur appartient plus une fois qu’ils ont rendu la partition.
Mais quand j’entends une très bonne partition de quelque d’autre dans un film, je suis super content, je trouve ça super. Je suis super heureux d’entendre une belle partition dans un film. Je me souviens par exemple de mon ingénieur du son anglais, John Timperley, avec lequel j’ai beaucoup enregistré et qui est malheureusement disparu, avec qui j’ai beaucoup, beaucoup appris, entre 1992 et 2007, puisqu’il a enregistré la majorité de mes partitions. Je me souviens qu’il était toujours extrêmement triste quand quelqu’un venait le voir pour remixer une musique qui était mal mixée, ou réenregistrer quelque chose qui était mal enregistré. C’est-à-dire quand le travail pour lequel il donnait tant d’énergie et tant de passion avait été fait par quelqu’un d’autre avec moins d’énergie, moins de passion et moins de technique. De la même manière, quand je vais au cinéma et que j’entends une partition merveilleuse, je suis super content de l’entendre.
Après ton premier Oscar, on te reconnaissait plus souvent dans la rue. Et après le deuxième ?
Encore un petit plus de gens dans la rue ! Parfois, quand je suis plutôt dans Paris, on m’interpelle. Mais à part ça, non, mon quotidien n’a pas changé. Curieusement, d’ailleurs, je vais beaucoup moins à Los Angeles parce que les films sur lesquels je travaille sont plus en Europe, pour des raisons géographiques. Wes Anderson est souvent en Angleterre ou à Paris, Guillermo Del Toro a aussi un lieu à Paris, Clooney mixait à Londres donc on enregistrait là-bas, ce qui fait que je suis resté en Europe, alors qu’on aurait pu penser qu’après le deuxième Oscar je serais beaucoup plus à L.A.. Donc, mon quotidien n’a pas changé, c’est toujours les mêmes horaires, levé tôt, couché tard, et les films qui s’enchaînent et la musique, le cinéma, la musique, le cinéma… Pas de sorties quasiment. On s’entretient physiquement, et voilà. Et on boit du thé.
En 2015, tu as composé un thème pour Suite française, le reste a été fait par Rael Jones. Pourquoi ?
Parce qu’on m’avait proposé d’écrire la partition et je ne pouvais pas le faire. Le producteur a insisté, insisté, insisté. Et je lui ai dit : « Écoute, je vais t’écrire un thème cette nuit ». Voilà, pendant la nuit, j’ai écrit un thème, je lui ai envoyé et il m’a dit « C’est super, je veux ce thème, je le prends ». J’ai donc donné le thème et puis voilà, je les ai laissés jouer avec.
C’était la même chose en 2007 avec Aaron Zigman pour Mr. Magorium’s Wonder Emporium ?
C’est un peu le même problème. Alors, je ne veux pas dire trop de mal des collègues avec qui je travaille, parce que c’est une tentation que je pourrais avoir, mais évidemment, on donne un thème mais le compositeur le prend dans ses mains et décide d’en faire sa chose. Et c’est un peu ce qui s’est passé sur Suite Française ou sur Magorium. Je devais en écrire la partition. Et puis Disney est rentré dans la production, le film a explosé en budget. C’était un petit film indépendant et c’est devenu un autre film. Et c’est pendant que j’écrivais The Golden Compass, donc je ne pouvais plus le faire. J’ai donné les thèmes que j’avais écrits à Aaron Zigman. Il a un peu changé ce que j’avais écrit, malheureusement, mais c’était le risque à prendre, et c’est comme ça. Je ne pouvais pas le faire, soit il réécrivait tout, soit il gardait mes thèmes. Le metteur en scène voulait les garder, et voilà. Mais ça ne devait pas être emphatique, ça devait rester un petit objet, une petite miniature, une boîte à musique… Et puis, le film a changé de braquet.
Ça s’est passé différemment sur Rogue One ? Qu’est-ce qui a vraiment causé ton départ ?
C’est très simple. Je devais enregistrer en juillet, puis en août, puis en septembre, puis finalement en octobre… J’avais rencontré Luc Besson six mois avant et je voulais absolument faire Valérian. Besson est vraiment un de nos réalisateurs majeurs, qui n’a jamais été vraiment reconnu, à part par le public en France, ce que je trouve un peu dommage quand même. Parce que, comme metteur en scène il est sacrément fort. Et Valérian c’était un univers de science-fiction qui me plaisait. Où, finalement, je m’étais dit que j’avais peut-être trouvé un univers différent. Un univers nouveau. Que l’univers de Star Wars ne proposait pas. Quand les dates ont commencé à dépasser de trois mois, je savais que j’allais perdre Valérian. J’avais commencé à écrire déjà presque deux ou trois bobines, mais je ne voulais pas perdre ce projet-là.
Est-ce que certaines de tes compositions pour Rogue One pourraient avoir filtré vers Valérian ?
Pas du tout. Ça ne m’arrive jamais. Moi, j’adorerais avoir des tiroirs plein de trucs, mais il n’y a rien dans mes tiroirs. Il n’y a pas de tiroir, en fait. Dans mes tiroirs il n’y a que des crayons ou des stylos, mais il n’y a pas de musique. Quand je prends des notes c’est des accords, des motifs, des petites choses… Et les maquettes, elles sont au fond de mon ordinateur, je ne les ai jamais ré-ouvertes et jamais réécoutées. Non, ça fait partie d’un univers. C’est comme si j’allais chercher dans mes ébauches de The Grand Budapest Hotel quelque chose, je ne sais pas moi, pour Monuments Men. Ça n’a pas de sens.
Luc Besson travaille d’habitude avec Éric Serra. Pourquoi est-il venu te chercher pour Valérian ?
Je lui ai posé la question, quand je l’ai rencontré, parce que je ne voulais pas aller dans le mur. Et la seule chose qu’il a dit c’est : « J’ai envie d’une partition symphonique avec des mélodies, donc j’ai envie que ce soit toi. » La chose était claire. Il n’y avait pas d’ambiguïté. Il ne voulait pas que j’écrive une musique comme aurait pu faire Éric Serra. Il y avait un champ extrêmement clair. J’ai vraiment beaucoup aimé travailler avec lui, c’est un type d’une efficacité, d’une netteté dans le travail absolument incroyable. D’un calme absolu. D’une précision chirurgicale. Il a une oreille dingue. Il entend une fois un morceau qui fait cinq minutes, il te dit : « Alors, ce passage-là, la trompette je pense qu’elle est trop forte, et là, je n’aime pas trop les hautbois vers la fin sur les personnages… » Il est super fort. Travailler avec lui a été vraiment une de mes plus belles collaborations. Pour le prochain, s’il me faisait signe, je retournerais avec lui. Il est super fort. Il m’a beaucoup impressionné.
Vous l’avez enregistré avec l’ONF, à la Maison de la Radio, au Studio 104. Pourquoi et comment ?
D’abord, ce n’est pas moi qui ai réussi à réaliser ça, c’est Solrey, parce qu’elle a beaucoup joué avec l’orchestre de la radio quand elle était violoniste, elle connaissait l’organigramme pour essayer de créer quelque chose là-bas. Donc c’est vraiment grâce à elle, moi je n’ai aucun crédit à tirer de ça. Mais ce film a été tourné en France, dans les studios de Luc, et on trouvait que partir à l’étranger pour l’enregistrer, ça n’avait pas beaucoup de sens. On a donc essayé de trouver des solutions. Il n’y a pas de studio à Paris où l’on pouvait enregistrer. Aucun studio de la bonne taille pour mettre 95 musiciens. Et Solrey a dit : « Mais pourquoi on essayerait pas de l’enregistrer à la Maison de la Radio ? Je vais essayer de convaincre tout le monde. » Michel Orier (Directeur de la musique et de la création culturelle à Radio France, NDLR), Eric Denut (Délégué à la musique à la direction générale de la création artistique du ministère de la Culture, NDLR) nous ont suivi et ça a été fantastique. Les équipes ont été géniales, le son est merveilleux et l’orchestre était fabuleux. On a réussi ensemble à faire un travail professionnel, détendu, exigeant. C’était formidable. Pour moi c’était une des plus belles expériences, aussi belle qu’avec le LSO ou un orchestre à Los Angeles.
C’est ce qui a mené au concert prévu en décembre à la Maison de la Radio ?
Absolument, oui. C’est cette collaboration-là. On va d’ailleurs jouer Valérian en concert, ce que je n’ai jamais fait. Une suite certainement de The Shape Of Water aussi. Et puis il y a quand même un soliste qui est invité, c’est Emmanuel Pahud, notre grand flûtiste – même s’il est suisse, il est un peu français (rires) – qui va interpréter ma symphonie concertante pour flûte et orchestre, pour la première fois en entier à Paris, et une pièce pour flûte solo.
Est-ce important pour toi de faire sortir les musiques de film des salles de cinéma ?
Oui, c’est important parce que ça fait découvrir la musique de film et ses qualités à un public plus large. Ça permet d’écouter, et non pas seulement d’entendre. Parce que souvent quand on est au cinéma on entend la musique, on ne l’écoute pas. Ça me permet d’être en contact avec un public, alors qu’en studio, je ne suis en contact qu’avec les musiciens et l’équipe du film, le metteur en scène, un producteur éventuellement, et Solrey qui est à la console pendant que je dirige. Donc ça ouvre un peu le champ… Ça me permet de faire de grands gestes sur scène et d’être applaudi ! (rires) Disons que ça fait voyager la musique d’une autre manière.
Pourquoi Guillermo Del Toro est-il venu te chercher pour The Shape Of Water ?
C’est un mélange de plusieurs choses. D’abord, on s’était rencontrés sur Rise Of The Guardians parce qu’il était coproducteur. Ensuite il m’a demandé d’écrire les thèmes principaux d’une série de dessins animés qui s’appelle Troll Hunters. Il a beaucoup aimé la musique que j’avais écrite pour ça. Ça faisait déjà longtemps qu’il me parlait de The Shape Of Water. Je crois qu’à l’époque de Rise Of The Guardians il m’en parlait déjà, donc ça faisait déjà quatre ou cinq ans. Et je lui avais dit : « Bien sûr, montre-moi le script. » Il n’y avait pas script, il n’y avait rien du tout à part juste cette idée. Et en fait, quand on a vraiment mis la machine en route, il a évoqué Georges Delerue. La délicatesse, la fragilité, l’émotion retenue de Georges Delerue. Une mélancolie parfois joyeuse, une mélancolie délicate. C’est ça qui lui plaisait et c’est vrai que ça tombait bien, parce que Delerue ça fait partie aussi de mes influences.
Est-ce qu’il était très directif, très présent, très impliqué dans le process ?
Présent, impliqué, mais d’une manière très respectueuse. En me laissant proposer, ouvrir, puis par moment on partageait ensemble : « Ah ! Et si on faisait ça ? Si on essayait des trucs ? » et puis me laissant. Il est venu deux, trois fois à Paris peut-être, travailler avec moi pendant deux ou trois jours, puis à Los Angeles. Mais jamais de très longues sessions, jamais directif à la virgule près. C’était donc très agréable. Toujours beaucoup d’enthousiasme, beaucoup d’émotion, quand je lui faisais écouter les thèmes qu’il n’avait pas encore entendus. C’était merveilleux de travailler avec lui.
Sur Opération Finale, le son, les choix instrumentaux et harmoniques évoquent le thriller 70’s…
Le choix de ne pas donner à l’orchestre à cordes la place qu’il aurait eu d’habitude mais de donner la place aux percussions, déjà ça fait un pas de côté. Tomber dans le piège de faire une musique inspirée du folklore yiddish, ou inspirée des grands compositeurs juifs allemands ou juifs viennois, ne me paraissait pas juste. Dans ce film, on parle de la capture de quelqu’un dans les années 60. Même s’il y a des flashbacks sur les massacres pendant la deuxième guerre mondiale, ce n’était pas le propos de la musique. L’image donne assez de force à ces moments-là pour ne pas rajouter avec la musique un pathos, quelque chose qui à mon avis a été déjà fait, et très bien fait, dans Schindler’s List et dans d’autres films. On m’aurait, je pense, taxé de faire du sous-Schindler, du sous-Mahler, si j’avais utilisé un orchestre symphonique. Donc j’ai préféré faire un pas de côté là aussi, et utiliser les percussions qui pour moi symbolisent l’organisation ferroviaire dont Eichmann était le responsable. Et d’ailleurs le film commence là-dessus. On voit tous ces fils sur une carte, tracés par Eichmann, avec le réseau de toute la déportation l’Europe. Et je voulais que la musique ait ce côté absolument inarrêtable, d’une mécanique inexorable et meurtrière. Et je ne voulais pas faire ça avec un orchestre à cordes, je voulais faire ça avec des percussions. Et complexe, avec une polyrythmie. Je voulais que ce soit brutal…
Dans Isle of Dogs, d’où est venue l’idée de rendre hommage à tout un pan du cinéma japonais ?
C’est Wes Anderson, c’est son film. Le chemin de ce petit garçon, les chiens… Ça part de son imaginaire. À partir du moment où on touche au cinéma japonais, là aussi il y a forcément un référent, mais c’est un référent dont je dois aussi me détacher. C’est pour ça d’ailleurs qu’il garde certaines musiques de films de Kurosawa parce qu’il ne veut pas que je fasse une copie. Ma musique au contraire, comme dans Grand Budapest Hotel, elle prend plusieurs influences et elle les mixe. Il y a des tambours japonais mais il n’y a pas de shakuhachi par exemple, il n’y a pas de koto, pas de choses comme ça. Il y a les tambours qui deviennent l’ossature de la musique, et autour de ça, il y a un groupe de saxophones, ce qui n’a absolument rien à voir avec la musique japonaise, une contrebasse, un walking bass façon jazz mais qui ne joue pas vraiment une pattern de jazz parce que le changement d’accord n’évolue pas, et des chœurs, des choses très étranges. C’est encore une fois un empilage d’objets sonores, avec une base japonaise, mais qui n’ont rien à voir avec le Japon.
Ce n’est pas un peu frustrant de partager le film avec d’autres compositeurs ou des chansons ?
Non, du moment qu’il y a un espace, où je sais que je vais avoir un vrai challenge musical. Dans Fantastic Mr. Fox, il y avait beaucoup de chansons mais il y avait quand même des moments musicaux importants, dans Moonrise Kingdom aussi, et la musique existe vraiment par elle-même. Non, ce n’est pas gênant. Et puis, on se rattrape avec Grand Budapest Hotel, où il n’y a que moi ! (rires)
Est-ce que tu peux nous parler de ton travail avec ton équipe d’orchestrateurs ?
J’ai une méthode de travail qui est assez singulière. Quand j’ai commencé à travailler à Los Angeles, les projets étaient tellement lourds, tellement compliqués et mon grand écart avec l’Europe tellement difficile… La Jeune Fille à la Perle, c’était mon cinquantième film, et j’avais orchestré tous mes films précédents. Mais je me suis rendu compte que physiquement, je ne pouvais pas y arriver. Techniquement, je ne peux pas écrire sur le papier aussi vite. Donc, j’ai développé une technique qui fait que j’écris tout sur mon ordinateur et tout est orchestré. Puis tout part à l’orchestration, que ce soit Conrad Pope, ou Mark Graham ou Jean-Pascal Beintus et son équipe, Sylvain Morizet, Nicolas Charron. Mes trois compères reçoivent ça, au retour je leur explique ce que je veux, en détail pour les cordes ou autre chose, de toute façon pour la flûte alto, c’est noté. Là, c’est la flûte basse avec la clarinette basse, etc… Tout est orchestré, en fait. Je reçois après les scores par internet, je fais mes corrections, je change des choses et puis voilà. J’orchestre comme ça. Ça peut aller très vite. D’abord parce que je compose très vite et qu’après, l’équipe va très vite aussi.
Pour Les Frères Sisters, comment as-tu fait pour créer un score de western qui n’en est pas un ?
Si j’analyse de manière assez rapide ce que j’ai fait avec Jacques Audiard au départ, il y avait trois pièges tendus : Morricone, Elmer Bernstein et Neil Young, pour synthétiser. Neil Young ou Nick Cave, une espèce de folk-blues dépressif. Il y avait le fantastique John Barry de Danse avec les Loups et le Bernstein des Sept Mercenaires, et le Morricone de toute sa filmographie de westerns. Comment passer au milieu de tout ça ? En évitant absolument toutes ces influences-là. Donc pas d’orchestre symphonique, pas de cuivres. Surtout que les cuivres ça avait été justement l’idée d’Un Prophète, où on s’était dit que c’était un cowboy, c’est pour ça qu’on avait utilisé un cor solo pour qu’il y ait cette sensation d’un western. Et donc là, surtout pas de cuivres, pas d’instrument folk, pas de singularité : sifflet, harmonica, chœurs au lointain, guimbarde, tous ces éléments utilisés par Morricone. J’ai essayé de déblayer le terrain, de trouver un terrain vierge avec d’autres instruments, d’autres modèles. La musique est peut-être plus proche du jazz, d’un jazz à la Mingus peut-être. Je ne me suis pas dit qu’il fallait que je marque les grands espaces, les indiens, le bruit des éperons… Non, tout ça c’est du folklore que je voulais éviter. Effectivement, je pense que si on prend cette partition et qu’on la met sur un film policier contemporain, ça marchera aussi. Mais de toute façon c’est une conversation qu’on a eu dès le début. Il n’était pas question de faire autre chose. Mais c’était compliqué à trouver. Il fallait trouver les bons motifs, les bonnes mélodies, les bonnes patterns rythmiques, le bon monde harmonique et la bonne sonorité.
Musicalement, on peut s’attendre à quoi pour Kursk, qui sort prochainement en France ?
Un film super fort, super émouvant, très oppressant. C’est un film qui traite d’un sujet très difficile. Le parti-pris de la partition a été que la musique existe en dehors du Kursk, que la musique soit plutôt la musique de la vie que la musique de la mort. Voilà, on peut s’attendre à ça.
Parmi tous tes films, il y a pas mal de choses qui ne sortent pas en disque. Il y a des raisons à ça ?
C’est une question de conjoncture. Ça peut être parce que le film est sorti et n’a pas vraiment marché, et je me dis : « À quoi bon sortir un disque ? » Ça peut être que je ne suis pas satisfait de l’enregistrement pour moult raisons, ou que je trouve que ça ressemble trop à une partition que j’ai déjà écrite avant, et que finalement ça ne va pas apporter grand-chose, j’entends que ce n’est pas non plus la révolution, alors à quoi bon… Peut-être que si un jour il y a une compilation, je prendrai un morceau de l’un, un morceau de l’autre et que je les mettrai ensemble. Ça fait déjà dix ans que Lerouge en parle donc peut-être qu’on y arrivera un jour. J’avais dit que je ne voulais pas le faire avant le premier Oscar. On va attendre le troisième peut-être…
Entretien réalisé le 5 octobre 2018 à Paris par Olivier Desbrosses
Transcription : Milio Latimier
Illustrations : © DR
Remerciements à Xavier Forcioli et à Alexandre Desplat pour sa gentillesse et sa disponibilité