Stanno Tutti Bene (Ennio Morricone)

M comme Morricone #1 : Quand le double sens est roi

Disques • Publié le 23/07/2024 par

STANNO TUTTI BENE (1990)
ILS VONT TOUS BIEN !
Compositeur :
Ennio Morricone
Durée : 52:07 | 22 pistes
Éditeur : GDM

 

5 out of 5 stars

 

Sicile, 1991. Matteo, un retraité sicilien, monte dans le train direction l’Italie du Nord. Son objectif : aller retrouver un à un ses enfants qui ne sont pas venus pendant l’été. Le train annonce le départ, et le voilà parti. Matteo s’attend à des retrouvailles dans la joie et la bonne humeur. Mais les aura-t-il vraiment ? Ce début en apparence enjoué annonce au spectateur un film tendre, drôle et amusant. La suite va s’ingénier à détruire cette première lecture. Ce long-métrage de Giuseppe Tornatore, Stanno Tutti Bene (Ils vont tous bien !), est sorti en 1991 avec Marcello Mastroianni dans le rôle principal.

 

Débutant d’abord sur un rythme assez aventureux, rappelant le son que provoquent les roues des trains sur les rails, la musique bascule rapidement sur une marche sautillante et quelque peu burlesque qui illustre d’abord le personnage de Mastroianni. Avec son air bedonnant et ses grosses lunettes rondes, Matteo est volontairement extravagant. Mastroianni ne se fait d’ailleurs pas prier et n’hésite pas à jouer son personnage de manière très théâtrale, voire quelquefois à cabotiner. La marche est donc à l’image de ce personnage. D’abord frétillante et enjouée, elle se fait quelque peu ridicule et exagérée au fur et à mesure qu’elle se répète. Elle se constitue de trois séquences se répétant tout au long du thème principal avec quelques petites variations. Mais le thème ne s’arrête pas là. Alors que Matteo prend son train et que le générique défile, le rythme s’interrompt pour une courte séquence de cordes plus graves mais aussi plus amples. Au générique, un nom apparaît. Vous l’aurez deviné, celui du maestro italien, Ennio Morricone.

 

Une deuxième brisure dans le rythme advient un peu plus tard sur un ton plus élégant. La plus importante se fait toutefois un peu plus tard. Alors que le train démarre, la caméra dézoome tout en montant sur un plan plus large. Elle s’arrête sur une paire de chaussures accrochée à un fil et le train qui part au loin. Cette interruption n’est pas anodine. Les cordes se font plus sérieuses, prenant un ton presque dramatique, annonciatrices de malheur, et apparaît un petit motif de quatre notes. Sans jurer avec le reste du morceau, cette partie signifie bien au spectateur que le film ne va pas être si calme qu’il le croyait. Elle sert de plus parfaitement l’image qui joue à ce moment-là sur un changement de perspective, marquant le début du film mais aussi un regard différent sur la situation. Le générique reprend et avec lui la marche caractéristique. On voit désormais l’avant du train.

 

Ce long-métrage n’est pas une première pour Tornatore et Morricone. Ils avaient déjà eu l’occasion de travailler ensemble sur Cinema Paradiso deux ans auparavant, qui avait connu un succès phénoménal. Ils s’entendirent si bien sur le tournage qu’ils ne se quittèrent plus jusqu’à la disparition du compositeur. Ils développèrent au fur et à mesure de leur filmographie commune une technique de travail unique offrant une fusion sans pareille entre l’image et la musique. Cette scène d’introduction en est un superbe exemple. Alors que l’histoire et la caméra avancent, la musique reste toujours synchrone, soulève constamment un propos autre tout en illustrant les changements et mouvements de caméra. Le meilleur moyen de découvrir ce score est donc d’abord par le visionnage du film. Cette première piste qui constitue le thème du film s’appelle Viaggio, ou Voyage en français. Elle a donc une double appartenance. D’abord d’illustrer le personnage principal mais aussi le voyage de ce dernier. De plus, elle balance entre deux humeurs : la joie du moment présent et le drame à venir, le burlesque et le ridicule. À l’image du film, toute la partition est traversée par un double discours. Alors que Matteo s’attendait à trouver ses enfants heureux et accomplis, il se rend rapidement compte de son erreur. D’abord, il ne trouve pas son premier fils. Puis, au fur et à mesure, il découvre que ses enfants lui cachent des choses. Le mensonge est donc au centre du récit. De nombreuses dualités sont présentes : rêve et réalité, mensonge et vérité, naturel et urbain.

 

La musique se construit sur la même idée. L’album enchaîne directement sur le deuxième thème important du métrage, celui des rêves, Sogno en italien. Ce morceau est composé à quatre mains avec Andrea Morricone. Fils du maestro, ce dernier fait ses premières armes de compositeur avec son père sur des films comme celui-ci. A plusieurs moments, Matteo rêve de ses enfants. Ce thème apparaît avec son premier rêve, le plus marquant et le plus traumatisant. La musique commence de manière douce avec des clochettes oniriques. La famille de Matteo est à la plage. Les enfants jouent dans l’eau pendant que les parents les regardent de loin, couchés sur le sable. La scène est tranquille. Une flûte apparaît, poursuivant dans le mystique, voire le paradisiaque. L’eau brille, comme les clochettes de la musique. Ces dernières s’arrêtent soudainement. Les cordes prennent des airs menaçants, pesants. Une grande forme noire apparaît dans le ciel. Elle se dirige au-dessus des enfants. La musique dérive dans l’oppressant. La forme descend et les emmène. Les parents courent, une course qui semble infinie sur un rythme qui ne veut plus s’arrêter. Le son cadencé cesse pourtant, car les bambins sont emmenés dans les cieux, sous les yeux impuissants de Matteo et sa femme.

 

A nouveau, la musique connaît un changement. Débutant dans un genre fantastique et rêveur appuyé par des clochettes et une flûte, elle se transforme avec l’image, devient nettement plus sombre, plus classique, relevée par les cordes et le piano. Cette musique réapparaîtra sur la plupart des rêves de Matteo. Ceux-ci se transforment toujours en cauchemar. A chaque fois, une menace plane sur ses enfants, les emmenant loin de lui. Parfois, ses songes se font moins métaphoriques, le problème se révélant directement. Ces moments de rêverie servent étonnamment à Matteo de deviner la vérité. C’est durant ses cauchemars qu’il se rend compte de ce que lui cachent ses enfants. La musique sert ainsi à concrétiser encore plus ce danger, cette menace qui sous-tend la quête principale du film.

 

 

Le drame ayant éclaté dès la deuxième piste de l’album, Morricone ne se cache plus. Alors que le film ménage quelque peu le suspense, la musique ne se fait pas d’illusions. La troisième piste, La Salina, illustre une des scènes finales, son dernier rêve, où Matteo discute avec sa mère dans une saline. La scène est déchirante. Matteo, désespéré, se rend compte que tous ses sacrifices pour ses enfants n’ont servi à rien. La musique se fait nostalgique, dramatique, lancinante. La partie principale est constituée d’un accordéon mélancolique, de cordes en soutien dans un registre traînant et affligé et du retour du motif à quatre notes. Ce motif apparaissait pour la première fois sur le brusque changement de rythme du thème principal, quand la musique se faisait annonciatrice de malheur. Son retour ici est évident, le malheur étant arrivé. Il se fait plus présent. Il est même au cœur du morceau. Un son d’orgue intervient dans la deuxième partie du morceau, plongeant pour de bon dans le drame. Plus de négociations possibles, la musique est définitivement tombée dans le tragique.

 

Cette piste est développée plusieurs fois dans l’album. On la retrouve sur Notte Nera et Il Vino e l’Uva. La première accompagne les scènes de nuit où Matteo se retrouve seul à déambuler dans les villes. Cette reprise représente les premiers moments de solitude, mais surtout de réalisation et de tristesse pour Matteo dans un voyage qu’il prévoyait joyeux. Cette solitude se retrouve avec le morceau Solo, Più Solo, totalement tragique dans son registre. Le nom du deuxième morceau vient d’un proverbe du film. Répété plusieurs fois par Matteo, c’est un des proverbes sur lequel il a basé son éducation. Il se rend compte durant le film que c’est un échec. Cet échec dans l’éducation de ses enfants est le drame principal du film, pressenti dans Viaggio, annoncé dans Notte Nera, découvert dans Il Vino e l’Uva et consommé dans La Salina.

 

Morricone continue donc dans la tragédie avec le morceau qui suit, La Verità. Porté par des cordes lentes et tristes, ce thème est très lié à Matteo. Il signifie la fin des illusions, des mensonges et le début de la vérité. Plus de place pour une quelconque sonorité amusante. Morricone signe ici une piste tragique classique, dans la lignée de son travail sur La Storia Vera della Signora delle Camelie (La Dame aux Camélias) de Bolognini ou évidemment Cinema Paradiso. On retrouve aussi deux fois ce thème dans le score, sur les pistes Lucciole a Milano et Alla Stazione con i Barboni. La première intervient alors que Matteo est avec son petit-fils. Ce dernier, après lui avoir fait croire à des lucioles dans le ciel de Milan, lui révèle que sa copine est enceinte et lui demande des conseils. Le thème est repris ici de manière plus irréelle avec un violon très présent, une flûte et des cordes lancinantes. Il illustre ainsi en même temps la beauté du faux spectacle de lucioles et l’aveu du jeune garçon, le mensonge et la vérité. Sur le deuxième morceau, le thème est plus en avant dans un genre plus simple mais avec l’ajout toutefois d’une flûte. Cette piste accompagne deux scènes à la fois. Tout d’abord dans une gare, alors que Matteo se fait braquer par un jeune garçon avec un couteau. Matteo découvre la déchéance d’une partie de la jeunesse. Alors que le jeune fracasse son appareil photo, Matteo lui donne une claque et l’ado, choqué par ce contact inattendu, lâche son couteau et s’enfuit. Tornatore et Morricone continuent ainsi d’appuyer l’ambivalence entre façade et réalité. Ensuite une scène de nuit, où Matteo se voit obligé de dormir avec des SDF dans des cartons. C’est la découverte de la pauvreté. Le thème est ainsi utilisé pour signifier les révélations de Matteo sur les effets néfastes qu’a la société sur les gens.

 

Enfin, un dernier thème intervient juste après celui-ci. Il apparaît dans Rondini a Fontana di Trevi et réapparaît sur un tempo chaque fois plus rapide dans Il Cervo sull’Autostrada et Un Po’Ridicolo. Ces trois scènes sont liées à la nature. Matteo voit d’abord des hirondelles qui se tuent au-dessus d’une fontaine, puis d’un cerf perdu sur l’autoroute. Le thème est plus lyrique que le reste de l’album et reprend le côté quelque peu tape-à-l’œil du thème principal. Dans sa deuxième partie, il se fait clairement romantique tout en gardant un aspect dramatique. On repère donc comme un mélange d’admiration face à cette nature et de tristesse pour sa désorientation face à la vie urbaine et la société humaine. Comme une certaine identification de Matteo face à cette nature perdue en ville, lui qui vient de la campagne de Sicile. Le troisième morceau, par son titre, appuie ce côté ridicule de ces bêtes dans un milieu si dénaturé.

 

L’album finit par trois morceaux d’ambiance, Nel Tempio, Atelier Barocco et Sfilata di Moda. Ces pistes servent surtout dans le film à accompagner des lieux visités par Matteo ou des évènements auxquels il assiste. Elles opèrent dans un genre un peu différent du reste de l’album et ne sont pas particulièrement remarquables. Leur positionnement dans le disque pousse pourtant à se questionner. La première interprétation est qu’elles sont là comme des bonus, ne collant pas trop au reste de la partition. Mais une autre interprétation nous vient à l’esprit. L’album finit sur des souvenirs joyeux du voyage de Matteo. Comme une manière de nier tout le drame de l’album, toutes les révélations et tout le désespoir lié, pour finir sur une note heureuse. Comme une manière de dire non à toute cette tragédie. De dire non à tout ce qu’il a découvert sur ses enfants. De finir sur les bons moments. Comme une manière d’affirmer finalement : “Ils vont tous bien !”

 

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